Interview. Kakou Ernest Tigori : » La traite négrière a préexisté à l’arrivée de l’homme blanc à la fin du XVe siècle »
L’Ivoirien Kakou Ernest Tigori navigue à contre-courant de la pensée « mainstream » se rapportant aux questions de l’esclavage, la traite négrière, le racisme, la victimisation… Dénonçant la duperie des élites africaines, aveuglées par des lectures vitrifiées, le lauréat du Prix Mandela de littérature 2017 en appelle à la refonte d’une nouvelle conscience noire courageuse et plus lucide face à ses propres contradictions.
LesPanafricaines. L’après covid suscite l’inquiétude. On parle d’un éventuel » Reset » qui augure de grands bouleversements géopolitiques. Quelle place pour les pays africains dans les changements imminents que connaîtra le monde ?
Kakou Ernest Tigori :
On ne peut parler de “place pour les pays africains’’ que si cet enjeu est une préoccupation pour les gouvernants et élites de nos pays. Avec une majorité des ‘’hommes importants’’ de l’Afrique préoccupée par ses intérêts personnels, sans grande vision porteuse d’une communauté de destin à améliorer, on risque de se retrouver hors sujet à évoquer cet enjeu, même si j’en conviens avec vous qu’il est légitime dans le concert des nations.
Pour l’Afrique, le redressement, y compris la question de sa place et de son image, ne sera réellement à l’ordre du jour qu’avec un changement radical de la donne de la gouvernance, avec des Etats principalement investis dans le service de l’intérêt général des populations dont ils ont la charge.
Aujourd’hui, notre préoccupation doit être d’œuvrer à cette régénération de la classe politique et intellectuelle africaine.
- L’on assiste à un ressentiment dans plusieurs pays africains vis-à-vis des anciens colons. Pensez-vous que le travail de mémoire en cours dans des pays comme l’Algérie ou l’Afrique francophone est sur le bon chemin ?
Pour tout peuple, le travail de mémoire est nécessaire pour tirer des enseignements du passé, notamment célébrer ses anciennes gloires pour exalter les vertus, ou dénoncer ses pages sombres pour recadrer l’opinion sur les valeurs essentielles.
Pour ce que vous appelez travail de mémoire en cours dans les pays que vous citez, je me demande s’il en est, dans la mesure où ses motivations semblent n’être que l’accusation de la France en tout et pour tout. Ce n’est pas ça un travail de mémoire.
En plus, tout semble basé sur les mensonges émis et entretenus depuis la fin de la Guerre par les stratèges staliniens, à savoir que la colonisation est un crime, et que l’esclavage est de la responsabilité exclusive de l’homme blanc. Il n’y a rien de plus faux que ces assertions qui, pour n’avoir jamais été démenties pendant de nombreuses décennies, tendent à s’imposer comme des Vérités absolues.
Concernant la colonisation, elle est le fait majeur de toute l’histoire de l’humanité. Depuis la nuit des temps, les nations puissantes ont souvent nourri une ambition impériale, n’hésitant pas à prendre possession de terres supplémentaires pour accroître leur puissance, leur espace vital ou leur prestige. Perses, Grecs et Romains furent successivement les plus grands colonisateurs de l’Antiquité. Au Moyen Âge, Arabes, Mongols, Turcs, furent de grands colonisateurs. Il faut rappeler que les Arabo-musulmans, au temps des Omeyyades, atteignent l’Espagne dès le début du VIIIe siècle et y restent jusqu’à la fin du XVe. Près de huit siècles de colonisation ! Qui reproche quoi aux Arabes ?
Qu’un peuple colonisé, s’il s’en donne les moyens, se batte pour recouvrer sa souveraineté est tout à fait normal, mais où a-t-on vu faire des reproches à un colonisateur ? Ce n’est que depuis la décennie 1940 que, à la suite des Américains qui voulaient affaiblir par la décolonisation les nations européennes pour se les subjuguer, les stratèges communistes ont inventé le concept du colonialisme, la ‘’colonisation criminelle’’, en vue de pousser à la révolte les autochtones des territoires coloniaux. Comme les Etats-Unis, l’Union soviétique avait pour objectif de se tailler une part dans cet immense gâteau que l’Europe était pressée à lâcher. La préoccupation des deux superpuissances n’était point les intérêts des peuples soumis, mais les Africains, en particulier, ont été tellement manipulés qu’ils en sont encore aujourd’hui à croire qu’ils doivent se plaindre d’avoir été colonisés. Mais, pourquoi, en Algérie par exemple, les Berbères ne se plaignent-ils pas de leur colonisation par les Arabes ? Pourquoi les Arabes et les Berbères ne se plaignent-ils pas de leur colonisation par les Ottomans ?
Alors, pourquoi la colonisation européenne est la seule à faire l’objet de critiques et de condamnations ? Parce que Staline avait à son service les communistes, une cinquième colonne dans les nations européennes, qui vont s’engager dans un dénigrement systématique de leurs propres pays et la démoralisation des leurs, entraînant un sentiment de repentance généralisé qui a cours encore aujourd’hui. Les Algériens se plaindraient aujourd’hui de la colonisation des Ottomans qu’ils ne trouveraient personne pour les écouter en Turquie ! On attaque la colonisation française parce que le Français repentant s’accuse tout seul. Staline pèse encore sur les consciences !
Pour l’esclavage et la traite négrière, disons simplement que quand Kankan Moussa, roi du Mali, se rendait à la Mecque en l’an 1324 avec près de dix-mille esclaves à vendre, aucun Européen n’avait encore mis les pieds en Afrique noire. Je suis moi-même issu de l’espace culturel Akan qui fut l’un des plus grands vendeurs d’esclaves aux marchands européens à partir de la fin du XVe siècle. Je peux vous dire que les esclaves étaient plus mal traités à Kumasi et à Abomey que dans les Caraïbes.
Après avoir vendu les nôtres pendant tous ces siècles, nous devrions aujourd’hui faire notre repentir pour obtenir l’absolution spirituelle, au lieu de nous répandre comme des irresponsables en accusation contre les autres. L’âme africaine a besoin d’être nettoyée de cette inhumanité que constituent esclavage et traite négrière. Le travail de mémoire est à faire sur nous-mêmes, et non contre le Blanc ou l’Arabe ! Nous devons assumer notre propre histoire.
- Que pensez-vous de l’ethnocentrisme africain enseigné par certains historiens ou porté par des intellectuels ?
– Je ne suis pas au fait de toutes les subtilités intellectuelles qui ont cours. Les uns et les autres sont libres de leurs concepts, pourvu qu’ils se basent sur de données vraies. Il faut sortir des mensonges communistes de la décennie 1940. La colonisation de l’Afrique noire par l’Europe ne fut pas un crime … Bien au contraire. L’esclavage et la traite négrière ont préexisté à l’arrivée de l’homme blanc à la fin du XVe siècle, et ce sont des Européens qui vont se battre sur le sol africain au cours du XIXe siècle pour tenter de mettre fin à ces fléaux. Les preuves qui attestent ce que j’avance sont légion pour tous ceux qui veulent vraiment connaître notre passé, afin de comprendre cette Afrique noire d’aujourd’hui, faite d’Etats de non-droit et de gabegie généralisée. Cet effort intellectuel, cette auto-critique honnête de nous-mêmes, est un préalable à toute reprise en main de notre destin. Nos jérémiades et accusations des autres ne sont que des enfantillages !
Par ailleurs, si certains tiennent à l’anachronisme de juger le passé à travers le prisme moral d’aujourd’hui, alors ils ne doivent pas se limiter au passé du seul Blanc, mais continuer sur le passé du Noir … à moins de considérer que nos ancêtres noirs n’étaient pas assez hommes pour être tenus responsables de leurs actes. Où se trouve le racisme ?!
Aujourd’hui, pour amorcer un cycle de redressement durable, nous devons changer la donne politique en Afrique noire, revoir notre rapport à la gouvernance en vue de plus d’humanisme et du service de l’intérêt général. Là doit être l’engagement d’une élite politique et intellectuelle responsable.